J’ai une certaine admiration pour Emmanuel Carrère. Ce garçon qu’on devine ombrageux et tourmenté, a écrit en vingt-cinq ans huit romans dont deux sont, à mon humble avis, déjà des classiques: « L’adversaire » et « La classe de neige ». Oeuvres étonnantes par leur puissance narrative et l’intelligence sobre de leur écriture.
En 2007, Emmanuel Carrère s’essaie à l’autofiction, en racontant dans « Un roman russe » le tournage d’un documentaire en Russie, ses interrogations concernant le passé de son grand-père russe (il est le fils de l’Académicienne Hélène Carrère d’Encausse) et une passion très sexuelle et mouvementée avec une femme dont il espère qu’elle soit enfin la femme de sa vie. Le résultat est imparfait, l’écriture moins maîtrisée que dans ses fictions, mais l’ouvrage impressionne par sa franchise et son côté fiévreux: l’auteur parvient à faire de lui-même un personnage dostoievskien, cette performance n’est pas donnée à tout le monde.
En quatrième de couverture de son nouveau roman « D’autres vies que la mienne« , paru chez POL ( éditeur qui le publie depuis 1984 et auquel il semble très attaché), l’auteur prévient le lecteur: Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d’extrême pauvreté, de justice et surtout d’amour. Tout y est vrai.
L’avertissement tient ses promesses: durant les soixante premières pages, Emmanuel Carrère raconte l’histoire vraie de ses vacances au Sri-Lanka qui (hasard hallucinant pour un romancier qui se rend pour la première fois dans ce pays) ont lieu au moment où un tsunami dévaste une partie de l’Asie du sud-est. Il est là avec sa nouvelle compagne et les fils qu’ils ont eu chacun d’une première union. Ils renoncent à une sortie de plongée, s’ennuient à l’hôtel, Emmanuel est morose et se demande si son histoire d’amour avec Hélène ne va pas finir comme les précédentes par une rupture triste et navrante. En fin de matinée, ils apprennent l’impensable: cette vague géante qui a surgi d’un coup et a emporté en quelques minutes des centaines de sri-lankais et de touristes; les survivants arrivent dans le village, racontent hébétés ce qu’ils ont vu ou vécu. Dès l’après-midi, Emmanuel et Hélène affrontent un drame insupportable à entendre: Delphine et Jérôme, avec lesquels ils avaient sympathisé, ont perdu leur petite fille de quatre ans. Ils étaient au marché, la petite jouait sur la plage sous la garde de son grand-père, elle a été emportée, comme la petite sri-lankaise qui était avec elle, seul son grand père a survécu en s’accrochant à un arbre. Il sait qu’elle est morte, doit dire l’indicible à ses enfants; le jour même, on retrouve le corps. Le père, la mère et le grand-père vont devoir vivre avec ça, cette douleur qu’on n’ose pas imaginer; alors que comme on dit, en principe « ça n’arrive qu’aux autres ». Dans les jours qui suivent, les deux familles ne se quittent plus. L’enfant sera incinérée à la va-vite, chacun rentrera à Paris en pensant que rien ne sera plus comme avant. Il faudra supporter la souffrance intolérable pour les uns, la culpabilité d’avoir échappé au pire pour les autres.
Emmanuel et Hélène n’ont guère le temps de souffler émotionellement: peu après leur retour, ils apprennent que Juliette, une des soeurs d’Hélène, fait une récidive de cancer. Elle est déjà handicapée par le cancer qu’elle a eu à 16 ans, malgré cela elle est devenue juge et s’est mariée avec un homme qu’elle adore et qui lui a fait trois petites filles. Cette nouvelle épreuve va amener Emmanuel à parler souvent et longuement de vie, d’amour et de souffrance avec un juge lui aussi éprouvé par un cancer qui lui a valu d’être amputé, et qui est devenu le meilleur ami de Juliette.
Je ne vais pas vous raconter tout le roman; Emmanuel Carrère narre très longuement les confidences d’Etienne, juge passionné et d’un tempérament rare de force et d’humanité, sur le combat qu’il a mené avec Juliette pour améliorer les situations dramatiques auxquels ils étaient confrontés tous les jours face à des justiciables étranglés par le surendettement. Il s’attarde ensuite longuement sur l’évolution de la maladie de Juliette et le retentissement de sa mort « annoncée » sur ses filles et l’homme de sa vie. Emmanuel Carrère ne se cache pas d’avoir fait ce livre pour témoigner en tant qu’ami de ces douleurs qu’il a accompagnées à sa façon. Son livre est souvent bouleversant, mais je me suis souvent dit en le lisant que j’avais presque l’impression de lire du Madeleine Chapsal ou un témoignage dans « Marie Claire ». Le style est simple, aucune distance n’est prise ni avec les situations ni avec les personnages, et le message limpide: il restera auprès d’Hélène car l’amour doit être plus fort que tout. Peut-on faire de la bonne littérature avec de bons sentiments? Je crains que non. L’auteur aurait dû écrire « récit » sur la couverture et le publier chez un autre éditeur. Pour moi, cet ouvrage est hélas moins réussi que ses oeuvres précédentes. J’aimerais qu’après cet ouvrage très fort humainement, cet auteur revienne à la fiction. Ce n’est pas ce qu’il annonce dans une interview donnée dernièrement au Nouvel Observateur:
« Je ne dis pas que je ne reviendrai pas au roman, mais je n’en ai plus envie. Et je crois que le roman n’a plus envie de moi….Même comme lecteur, j’ai perdu le goût du roman. Je crois que je vieillis. »