Lecture d’été: le bûcher des vanités
Un seul livre vraiment remarquable lu cet été: LE BUCHER DES VANITES de Tom Wolfe; j’imagine que parmi mes très lettrés habitués, nombreux ont déjà lu ce roman qui vingt ans après sa parution, est déjà un classique.
On a coutume de dire que ce roman est l’illustration de l’absurdité et de la fragilité de la réussite sociale. Effectivement, le personnage principal est Sherman McCoy, un trader issu d’une famille de Wasps fortunés. Il n’est pas foncièrement heureux, stressé par son job à Wall Street et par sa liaison avec une femme mariée, mais il mène une vie plus que confortable: sa femme est décoratrice pour des gens très friqués, ils élèvent une fillette adorable, et possèdent un appartement de 3 millions de dollars sur Park avenue, ainsi qu’une résidence secondaire à Long Island. Ce qui fait le plus vibrer Sherman, c’est la certitude qu’en jonglant chaque jour avec les millions des autres sur le marché mondial des obligations, il est devenu un des « maîtres de l’univers »; la société financière Pierce & Pierce qui l’emploie est le paradis des financiers qui se grisent d’opérations juteuses, de coups réussis, grâce auxquels ils vivent comme des milliardaires dans ce New York où seuls quelques élus dominent une société bigarrée d’irlandais arrivistes, de juifs qu’on admire pour leur fortune mais qu’on méprise parce qu’ils ne font pas partie du gratin social protestant, de petits bourgeois survivant dans des appartements minables, de journalistes peu scrupuleux, prêts à toutes les bassesses pour satisfaire leur boss, de pauvres qui travaillent au service des élus. On sait aussi que le Bronx est là, tout proche, peuplé de « blacks » et de « latinos » presque tous délinquants. On le sait, mais on est sûr et certain, quand on fait partie des « happy few », de ne jamais avoir à côtoyer ces gens là.
Sherman McCoy voit sa vie basculer le jour où par mégarde, il met les pieds dans un monde qui n’est pas le sien. Un soir où il est allé chercher sa maîtresse à l’aéroport de la Guardia, il rate la bonne sortie de l’autoroute. Le couple se perd dans le Bronx, tombe sur un piège, des pneus et des poubelles barrant la route. Deux jeunes noirs surgissent, Maria et Sherman terrorisés parviennent à s’enfuir mais heurtent au passage le plus jeune avec la mercédès décapotable. Ils ne savent pas si le gosse est blessé, mais démarrent en trombe, car leur instinct est de fuir ce cauchemar de quartier pourri, ces blacks menaçants. Bien évidemment le copain du blessé a eu le temps de repérer les premières lettres de la plaque d’immatriculation et Sherman fait bientôt connaissance avec les flics et les juges du Bronx et doit faire face à sa soudaine « célébrité » dans la presse new yorkaise.
Etonnant personnage que ce Sherman qui découvre qu’il doit se justifier pour la première fois de sa vie, faire face à sa responsabilité, affronter l’opprobre dans un climat de luttes raciales très tendues: dans les années 80, il aurait été encore impensable de porter un homme comme Barack Obama à la présidence. McCoy est lâche, maladroit, parfois touchant. Il découvre, un peu tard, que la vie n’est pas une ligne droite et que presque tout le monde le lâche, y compris sa maîtresse: quand le bateau coule, les rats quittent le navire, c’est bien connu.
Ce qui est remarquable dans ce roman de 900 pages , c’est la description minutieuse et saisissante de scènes par lesquelles Tom Wolfe dresse un portrait époustouflant de cynisme et de réalisme de la société new yorkaise des années 80: un ennuyeux dîner mondain, une matinée au tribunal du Bronx, les diatribes d’un révérend noir peu soucieux de bonne foi pour mener son combat contre les capitalistes blancs et racistes, une garde à vue dantesque parmi des blacks et des latinos, la vie quotidienne à la fois routinière et ubuesque des traders qui passent leur temps à hurler au téléphone des ordres de rachat ou de vente, une scène de lynchage verbal par une meute de journalistes, un type qui meurt dans un restau hyper chic et se fait évacuer par la fenêtre des toilettes pour dames, afin que la vision indécente de son cadavre ne perturbe pas davantage la clientèle, une conversation d’une froideur insensée au cours de laquelle le « héros » apprend que sa femme ne l’aime plus et ne lui apportera aucun secours: autant de scènes jubilatoires, impitoyables de lucidité. On pense évidemment à Balzac, à Proust, à Albert Cohen car les écrivains qui ont du souffle pour tenir 900 pages en étant brillants de la première à la dernière ligne ne sont pas légions.
Un extrait:
Le lendemain matin, Sherman McCoy fit l’expérience de quelque chose d’entièrement nouveau pour lui depuis huit ans qu’il était chez Pierce &Pierce. Il était incapable de se concentrer. D’ordinaire, dès qu’il entrait dans la salle des obligations, et que les lueurs des panneaux vitrés le frappaient tandis qu’une légion d’hommes jeunes et affolés par le gain et l’ambition l’emportait dans son flux, tout le reste de son existence s’effaçait et le monde se réduisait enfin à ces petits symboles verts qui couraient sur les écrans d’ordinateurs. Même le matin le plus stupide de sa vie, le main où il s’était demandé si sa femme allait le quitter et lui prendre la chose la plus précieuse de sa vie, c’est à dire Campbell- même ce matin là, il était entré dans la salle des obligations et juste comme ça, l’existence humaine s’était réduite aux obligations françaises indexées sur l’or et les bons sur vingt ans des Etats Unis…
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_C’est salement désolant de voir comme ça va vite quand ça s’effondre, dit-il à Killian._Et il ne voulait pas en dire tant, mais il ne pouvait pas s’en empêcher:_Tous ces liens, tous ces gens avec qui tu as été à l’école, les gens des mêmes clubs, les gens avec qui tu sortais dîner_c’est comme des fils, Tommy, des fils qui tissent ta vie, et quand les fils cassent…C’est fini!…C’est tout…Je suis si triste pour ma petite fille. Elle va porter mon deuil, elle portera le deuil de son père, du papa dont elle se souvient, sans savoir qu’il est déjà mort.