J’ai tellement aimé La Pianiste et Funny Games de Michael Haneke, que je ne pouvais louper la sortie en salles du « Ruban blanc« .
Pour son dernier long métrage, Haneke a choisi la forme du récit en voix off: le narrateur se souvient de l’année 1913 qui a marqué sa jeunesse d’instituteur dans une campagne allemande, quelques mois avant le début de la guerre 14/18. Le film séduit d’emblée par sa très grande beauté formelle: images en noir et blanc aussi fortes parfois que des tableaux de maître, casting irréprochable, dialogues percutants. A travers les souvenirs du vieil instituteur, on suit la chronique d’un village et de la vie quotidienne de plusieurs familles dominées par un patriarche: le châtelain qui fait vivre la communauté en offrant des dizaines d’emplois, le docteur, veuf présumé inconsolable, froid et hautain, le régisseur, une brute épaisse, et enfin le pasteur, père de famille nombreuse austère et ennuyeux comme un jour sans pain. Tout est en place pour que se perpétue une vie tranquille basée sur le respect de la hiérarchie sociale et les valeurs traditionnelles; pourtant, des évènements inquiétants, des agressions sadiques sur des enfants vont semer le désordre et le doute dans la petite communauté. On découvre en parallèle à quel point le puritanisme associé à l’ultra capitalisme oppriment les plus faibles, c’est à dire les femmes et les enfants: les gosses sont battus sous prétexte d’éducation (pour leur bien, disent les pères), une adolescente est violentée par son père, les femmes se taisent obéissantes et presque résignées. Une des scènes les plus fortes est celle où l’infirmière et maîtresse du médecin se voit humiliée avec une violence verbale inouïe « tu ne me fais plus d’effet, j’ai beau essayer d’imaginer une autre femme, je n’y arrive plus, tu es laide, ton haleine est fétide, même une vache pourrait te remplacer; je me contenterais bien de voir des prostituées, mais deux fois par mois, ça ne me suffit pas, etc… »
A la brutalité et au tempérament dépressif des adultes, Michael Haneke oppose la vitalité des enfants, leurs yeux agrandis par l’étonnement devant une perversité qu’ils ne comprennent pas. Images terribles que celles d’un pré-adolescent contraint de dormir les mains attachées, d’une jeune fille assise sur la table d’auscultation de son père médecin, condamnée à subir l’insupportable; dans ce film, comme dans « Funny Games », Haneke montre très peu la violence par les images, préférant suggérer celle ci par les mots et les cris. C’est terrible mais pas complaisant. Ce cinéaste est obsédé par la violence, on pourrait objecter qu’il s’y complait; personnellement je vois plutôt dans sa démarche une volonté de dénoncer le mal qu’on pourrait éviter, d’avertir le spectateur des conséquences monstrueuses d’une vision rigide et obscurantiste des rapports familiaux et sociaux.
Beaucoup ont vu dans ce film une démonstration du côté inévitable du nazisme; il y a de cela, mais ce serait réducteur de limiter le propos à la seule société allemande du début du XXème siècle. On peut hélas observer au troisième millénaire autant de perversité et de crimes que dans « le Ruban blanc »: il suffit de s’intéresser à l’actualité tant en France qu’à l’étranger.
Je n’ai pas vu le film. Néanmoins, il est assez clair que la société « Mittlereupa » du début du siècle était profondément pathogène, viciée et répressive, au-delà de ce qu’on peut imaginer aujourd’hui; peut-être à cause de la dimension patriarcale de la société, en effet, mais après tout c’était aussi le cas en France où la vie – avant la première guerre mondiale – paraissait plus facile à supporter, du moins dans la bourgeoisie. Pour témoigner de ce hiatus nous pourrions dire que la bourgeoisie urbaine française se complaisait dans du Feydau et du Labiche, alors que la bourgeoisie nordico-germanique serait mieux représentée dans les oeuvres d’Hamsun ou de Thomas mann. En fait on peut même penser à Thomas Bernard, qui a des mots très durs (et justifiés) pour l’éducation en Autriche. Son constat vaut jusqu’à une date récente, que je ne saurais déterminer avec précision. Le germes de la dureté et du sadisme étaient profondément ancrés dans l’esprit collectif, et trouvaient à se reproduire, traumatiquement, à travers les générations. Il me semble que ce mouvement s’est achevé en 1945 – encore que cela dépende sûrement des milieux …
Merci cher koala pour votre comm, percutant comme toujours. La bourgeoise française se complaisait dans du Labiche, dites vous; oui, mais pas toute la bourgeoisie. Dans ma famille j’ai observé des comportements qui se rapprochaient un peu de ceux des familles montrées par Haneke: rigidité des moeurs, non dits… Bien sûr l’ambiance était un peu plus gaie, et il n’y a pas eu de crime ou d’inceste (pas à ma connaissance en tout cas) mais il y a pas mal de rejetons de la troisième génération qui ont dû faire une psychanalyse ou qui sont passablement névrosés;)
Ce que je perçois du film, à travers les critiques et reportages, c’est l’idée selon laquelle cette répression mentale, morale et souvent même physique aurait facilité l’avènement du nazisme – en instaurant un « contexte social et collectif » favorable à l’éclosion du totalitarisme. C’est certainement vrai en ce que Hitler, du coup, n’a pas dû paraître effrayant aux allemands, mais au contraire terriblement conforme à leur psyché collective, jusque dans ses discours les plus hystériques. On retrouve la même relation, plus clairement, dans la fascination de l’ordre en tant que référence uiltime de l’organisation collective. Quand on aprend aux enfants à marcher au pas de l’oie, on ne peut s’étonner de ce qu’ils persistent à le faire à l’âge adulte. Par extension d’ailleurs, cela pointe toutes les ambiguîtés de la « dénazification » dans l’après-guerre: peut-on seulement dénazifier quelqu’un ?? Il y a des pays où ce naturel n’a jamais été vraiment estompé, cf l’Autriche, encore partiellement peuplée d’ « honorables » nazis.
Cela étant ça n’est pas le seul facteur d’explication, puisqu’en effet d’autres pays et d’autres sociétés étaient pareilement répressifs (-ves). Il y a aussi des facteurs culturels. La distanciation progressive par rapport au christianisme, la fascination collective pour les thèmes ésotéristes, la redécouverte d’origines germanico-nordiques plus ou moins mythiques, la volonté de revanche de 14, etc.
@Koala. je ne sais pas si vous avez vu « Allemagne mère blafarde » http://www.critikat.com/Allemagne-mere-blafarde.html . C’est un des plus beaux films que j’ai vu sur l’ Allemagne entre les années trente et cinquante; malheureusement je n’ai jamais eu l’occasion de le re-visionner, il ne passe pas souvent à la télé.
« Le Rubanc blanc », un film qui me tente bien, également, je suis content que vous en parliez, Marie.
Pour compliquer un peu la discussion sur l’articulation éducations rigoristes/ avènement du nazisme: sur France Culture j’ai entendu un gars bien intéressant (mais dont j’ai oublié le nom, shame) qui s’énervait contre l’interprétation générale (en partie appuyée par Haneke lui-même, en interview): le gars expliquait qu’historiquement, ça ne tient pas: l’Allemagne du Nord, protestante (où se passe l’action du film), fut beaucoup moins vite et profondément pénétrée par l’idéologie nazie que les provinces du Sud, plus catholiques et aux habitudes éducatives en apparence moins rigides mais plus disposées que les Protestants à suivre une hiérarchie _ sans parler de l’Autriche. Complexité du réel…
(cela dit, je ne sais pas si le gars bien intéressant dont j’ai oublié le nom ne simplifiait pas un peu lui-même…)
PS: Koala, dois-je déduire de tes analyses que tu n’apprendras pas à ton digne enfant mâle à marcher au pas de l’oie? Libertaire, va.
@Koko et Coco: je vous mets en lien un article passionnant et une interview d’Haneke. http://www.telerama.fr/cinema/michael-haneke-comment-trouver-la-force-de-vivre-en-la-compagnie-du-mal,48220.php Il défend un point de vue « généraliste » de son film.
Bon, je reviens justement de l’interview de hanneke dans Télérama. Nom d’un chien, Marie, vous m’avez fait lire du « Télérama », rendez-vous compte. Belle performance, sacrédié. Mais je vous préviens, je n’irai pas jusqu’à éplucher le Pèlerin, fût-ce pour vos beaux yeux. Un jour ma femme a voulu me faire lire Télérama et en échange, eh bien… oui enfin peu importe.
Effectivement Hanneke affirme qu’il ne faut pas voir son film comme un film « sur l’Allemagne ». Instictivement et sans l’avoir vérifié, je suis d’accord. On doit certainement retrouver la même ambiance morale – de déliquescence morale, d’ailleurs – dans d’autres pays à la même époque: j’avais cité l’Autriche, on peut aussi penser à la Suisse et aux pays nordiques, où l’éducation était notoirement rigoriste (ce qui tendrait à expliquer paradoxalement l’évolution radicale des moeurs dans ces mêmes pays au tournant des années 60-70, et peut-être l’âge d’or du porno suédois – ainsi plus sérieusement que la problématique de la libération des moeurs).
On interroge bien Hanneke sur les spécificités de l’éducation protestante, mais il reste finalement très évasif là-dessus, ce qui est dommage car pour le coup ça ne répond pas à l’interrogation de Marco. Il est vrai d’ailleurs qu’Hitler lui-même était né en Autriche bien que de souche allemande (mais qui, précisément, n’est pas de « souche allemande » en Autriche ? La déconcertante facilité de l’Anschluss devait l’illustrer).
Diverticule. L’article comporte une vidéo d’un excellent film de SF, très classique dans son genre, « le village des damnés » version 1960. je précise car un remake honteux a été tourné par Carpenter. J’avais vu ce film étant gosse et il m’avait fait flipper: bien que dépourvu d’effets spéciaux, époque oblige, il comportait (lui aussi) des enfants blonds et aryens atrocement inquiétants. Un casting atroce dans son genre. Voyez la bande annonce et dites-moi ce que vous en pensez: à côté de ces gamins-là, c’est pas dur, les « Hitlerjungen » eux-mêmes ressemblent à des romanos basanés. Beûrk.
@Koala
Rassurez-vous, je n’achète pas Télérama. Mais quand un film m’intéresse, je regarde ce qu’ils ont écrit à son sujet. Là franchement, l’interview vaut le détour. Il est vraiment impressionnant d’intelligence ce Haneke, il ne faut pas se laisser heurter par l’image qu’il donne, un peu flippante;)
Je n’ai pas vu en entier la BA du « Village des damnés » ça buggait, mais ça a l’air gratiné. Avez-vous visionné « Freaks » http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Monstrueuse_Parade_%28film%29, ce film hallucinant où une jolie blonde finit persécutée par les monstres dont elle se moquait ? Impressionnant aussi, ce film là.
@Koala
Je mets un lien pour un extrait de FREAKS; http://video.google.fr/videosearch?hl=fr&source=hp&q=Freaks&um=1&ie=UTF-8&ei=_KIWS_j7HoO14QaKnvjcBg&sa=X&oi=video_result_group&ct=title&resnum=9&ved=0CC4QqwQwCA#hl=fr&source=hp&q=Freaks&um=1&ie=UTF-8&ei=_KIWS_j7HoO14QaKnvjcBg&sa=X&oi=video_result_group&ct=title&resnum=9&ved=0CC4QqwQwCA&view=2&qvid=Freaks&vid=-4202323252614677416
Aaaaah, Freaks, toute une époque ! Tod Browning ! L’expressionisme allemand ! « Cabaret » ! Le cabinet du docteur Caligari, les peintures d’Otto Dix, les gueules cassées, tout ça ! Bon certes j’ai pas connu ça, mais sacré époque, tout de même. Précisément celle (hélas) de la montée du nazisme. On se surprend encore à se demander comment « ça » a été possible au milieu d’un tel bouillonnement culturel. Mais celui-ci faisait la part belle à la fascination pour les monstres, effectivement; en cinéma mais aussi en peinture. Il n’y a qu’à voir aussi Georges Grosz. Vous devez connaître, tenez, échange de bons procédés:
http://www.abcgallery.com/G/grosz/grosz.html
…D’ailleurs il ya sûrement un parallèle à faire entre les représentations grotesques de Grosz et les pesanteurs sociales méphytiques apparemment dénoncée dans le Ruban blanc. Intéressant, tout ça. Et merci pour la vidéo !